Place Jam’ al-Fna’ ou la demeure du conte

Par Rajae Benchemsi, Écrivaine

Ouverte au monde et à sa continuité ininterrompue, la place Jam’ al-Fna’, mosquée de l’anéantissement ou du néant, s’offre comme l’ultime livre de la sauvegarde du patrimoine oral. Les pages à la blancheur sans cesse renouvelées, célèbrent, chaque jour que Dieu fait, la réécriture de notre mémoire plusieurs fois millénaires. Véritable chant où se mêlent bruit de Klaxon, litanies, voix déchirées par l’amour, bourdonnement incessant et invocation du divin. Cette place est le musée de notre tradition populaire certes, mais aussi le miroir collectif de l’extraordinaire et si sereine cohabitation entre plusieurs cultures ; berbère, arabe, africaine et également occidentale grâce à la présence permanente des touristes. Le néant, ce nulle-part où s’origine la création, va de par son nom, réinscrire chaque jour le fondement même des enseignements du Coran : Lis ! (et informe). Et la responsabilité de cette parole, qui dit et qui déchiffre, incombe d’abord et avant tout au conteur.

Le conteur Mohammed Bārīz, Ph. Said Lamghari, Marrakech, 2016

Le conteur est en effet celui qui conte, celui qui dit, celui dont la parole célèbre tant notre mémoire que notre appartenance primordiale au langage. Ainsi l’un des plus fameux d’entre eux, Si Mohammed Bāriz, déploie-t-il sa parole tous les matins, loin du bourahaha des après-midi, sur la place Jam’ al-Fna’.

Seul le silence de la nuit aurait pu témoigner des longues veillées rythmées par une parole aimante et constructive. Deux artisans, un homme et sa femme, confectionnent des toiles de jutes ou des vanneries. Pour maintenir leur enfant en éveil, ils lui content à tour de rôle des histoires. Ainsi d’un conte à un autre tisseront, à leur insu, le devenir de leur fils, Mohammed Bāriz n né à Marrakech en 1959. C’est là au sein de sa famille et dans l’équilibre précaire de la survie qu’il subit son premier baptême de conteur. Nanti d’une intériorité déjà fortement imprégnée de la dimension magique des mots qui s’enchaînent pour baliser le rêve, l’enfant accompagne un jour sa mère à souk al-Rabi’. Ce marché, il le comprendra plus tard, devait constituer le lieu de son premier acte initiatique. Subjugué par moulay M’Hammed al-Jabri, célèbre conteur de l’époque, il découvre avec stupéfaction que son père et sa mère ne sont pas les meilleurs conteurs du monde. Commence alors une quête inlassable. Attiré par cette parole merveilleuse et envoûtante qui fait et défait l’univers et les êtres au gré de son bon vouloir, il brave toutes les lois d’une éducation trop stricte et abandonne progressivement l’école. En fait, il choisit son propre enseignement et ses propres enseignants. Devant la passion de Mohammed, le père finit par démissionner, persuadé que son fils est maudit. Il sillonne les venelles de la médina, passe de quartier en quartier pour écouter et déjà comparer le talent de divers conteurs. Ainsi comprend-il dès l’âge de neuf ans que ce métier a non seulement des règles précises, mais aussi une demeure : la place Jam’ al-Fna’. C’est là, pressent-il que se forge le destin d’un conteur. Or un jour moulay M’hammed al-Jabri qui devait devenir l’un de ses premiers maîtres manque à son rendez-vous et ne vient pas au marché des herbes. Comprenant intuitivement la nécessité pour un conteur de se rattacher à une tradition et à un maître, Mohammed Bāriz, spontanément, se propose de l’imiter. Le cercle de la ḥalqa s’organise comme pour signer de son sceau l’adhésion du jeune initié. Les gens s’en amusent mais l’écoutent tout de même. A l’âge de onze ans, doté d’un riche imaginaire, il poursuit son cheminement et rompant définitivement avec l’autorité parentale, il fuit et se rend à pieds de Marrakech à Beni Mellal. Ce chemin, long et périlleux, est initiatique. Les contraintes de la survie multiplient très vite les capacités du jeune conteur. D’épreuve en épreuve il s’invente une nouvelle origine, brode dans fin son passé et charme tout le monde sur son passage. Sa destinée dirige ses pas qui finalement le mènent à nouveau au milieu d’une ḥalqa. Il y remplace un ḥlaïqi et impressionne littéralement une assemblée qui s’empresse de l’encourager en le rétribuant. Il gagne quelques centimes et devient ainsi professionnel sur ordre du hasard. Son répertoire est lourd d’une vingtaine de contes. Les manipulant à loisir il parvient à en vivre et rejoint enfin la matrice de tous les conteurs. Les manipulant à loisir il parvient à en vivre et rejoint enfin la matrice de tous les conteurs, la place Jam’ al-Fna’. Un jour un vieillard qui l’avait écouté raconter le prologue des Milles et une Nuit, lui tend cinq centimes et lui dit : « Tu seras un grand conteur mon fils. ». Symboliquement il perçoit cela comme un signe du seigneur. Signifiant ainsi par son geste et par son message une reconnaissance de fait. Une écoute attentive animée d’une réelle passion avait au fil des ans désigner un autre continuateur d’une tradition ancestrale et qui démontre encore une fois, s’il en était besoin, combien la parole est fondatrice dans notre culture. De la geste du roi Sayf Ibn Dhī Yazan, de ‘Antara en passant par celle du Prince Hamza al-Bahlawan et les Milles et une nuit, Mohammed Bāriz va peu à peu, soutenu par l’association Patrimoine Orale de l’Humanité et Jaafar Kansoussi qui l’initie aux textes écrits, s’absenter à son tour de la place pour intégrer le salon littéraire Dīwān al-Adab où il augmentera sen répertoire de la tradition orale de la grande tradition écrite. Ainsi il contera devant une assemblée internationale, tantôt la vie d’Ibn Rochd, tantôt Ḥay Ibn Yaqẓān d’Ibn Tofaïl ou la Maqamat des villes et des bourjs d’al-Andalus et du Maroc d’Ibn al-Khatīb.

Le conteur Mohammed Bārīz, Ph. Said Lamghari, Marrakech, 2016

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